Liberté de la presse, j’écris ton nom

Pendant que nous célébrons les 141 ans de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, celle-ci nous rappelle que le journalisme doit être indépendant des gouvernements comme des puissances financières. Mais quen est-il aujourdhui? Entre espionnage, répression, précarisation et perte de revenus, les menaces qui pèsent sur le journalisme professionnel sont légion. Le recul de la liberté de la presse a touché plus de 85% de la population mondiale sur les 5 dernières années selon le dernier rapport de lUNESCO sur la liberté d’expression et développement des médias.

Par Geoffrey Comte et Mélanie Bénard-crozat

Epée de Damoclès

« Sans la liberté de blâmer, il n’est pas d’éloge flatteur » scandait Figaro dans son célèbre monologue. Il pointait alors que seule la liberté d’expression était le gage de la franchise, une maxime qui résonne toujours dans une Europe où les menaces graves contre la presse ne cessent de croître. Le nombre d’alertes auprès de la plateforme du Conseil de l’Europe pour renforcer la protection du journaliste et la sécurité des journalistes a augmenté de 41% ces deux dernières années.1 « Aujourd’hui, en Europe, la liberté d’expression et la liberté de la presse sont confrontées à de nombreux obstacles. Si des améliorations partielles sont enregistrées dans certains pays, la tendance générale est à l’érosion de ces libertés. En ces temps de crise, marqués par la pandémie de Covid-19, toujours présente, et la violence qui fait rage en Ukraine, nous devons redoubler d’efforts pour défendre les principes vitaux pour nos démocraties que sont la liberté d’expression et l’indépendance de la presse » alerte Marija Pejinović Buri, Secrétaire du Conseil de l’Europe. Lors du scandale Pegasus, plus de 200 journalistes ont été mis sur écoute au travers de 50 000 téléphones infectés par le logiciel de la firme israélienne NSO sur demande des dirigeants de monarchies et de démocraties.2 Certains d’entre eux ont reçu des menaces de sanctions juridiques, voire ont été menacés de mort car considérés comme aussi dangereux que des terroristes. Ces pays ne sont autres que la France, l’Espagne, la Turquie, la Hongrie, l’Inde ou encore le Mexique. Entre 2016 et 2020, plus de 400 journalistes ont été tués, tant pour leurs écrits que sur leurs terrains d’investigations, tandis que le nombre d’emprisonnés a atteint 274 en 2020, un record depuis trente ans.3 La crise sanitaire a aussi grandement accéléré la tendance à la concentration médiatique par le secteur privé, corollaire de l’érosion des modèles commerciaux de la presse et mettant en branle le pluralisme démocratique. Entre 2009 et 2019, les recettes publicitaires de la presse ont été divisées par deux, entrainant une extinction de masse des journaux indépendants, encore aggravée par les soubresauts de l’économie mondiale. Entre pression politique et économique, la presse est mise à mal dans le monde entier.

La France, loin d’être exemplaire

Selon Reporters Sans Frontières (RSF), « la haine du journalisme menace les démocraties » et en cette journée mondiale de la liberté de la presse, la France ne fait pas figure d’exemple. Dans son dernier classement, l’organisation affiche en effet le « pays des droits de l’homme » au 26e rang mondial (sur 180) au niveau de la liberté de la presse derrière des pays comme la Jamaïque, l’Uruguay (où se tient cette semaine la conférence mondiale annuelle de la Journée mondiale de la liberté de la presse de l’UNESCO), la Namibie ou encore le Ghana. Les pays nordiques, la Norvège, la Finlande et la Suède, décrochent, sans surprise, les 3 places du podium !

Un classement qui s’explique notamment par « des violences récurrentes contre les journalistes pendant les manifestations » mais aussi la remise en cause de l’indépendance éditoriale des médias et « le climat général hostile aux journalistes, notamment sur les réseaux sociaux ». La Tunisie connait elle un net recul. L’Algérie progresse dans le classement. Mais cela ne signifie pas que la situation de la liberté de la presse s’améliore pour autant… En Algérie, « on arrête toujours les journalistes, parfois pendant l’exercice de leurs fonctions. On continue toujours à emprisonner les journalistes »4. Au Maroc aussi, aussi la situation reste préoccupante. Les 3 pays les moins bien classés sont le Turkménistan, la Corée du Nord et l’Erythrée.

New deal pour le droit à l’information

En décembre 2021, deux journalistes furent sélectionnés lors de la remise des Prix Nobel de la Paix pour leur engagement en faveur de la liberté d’expression et la transparence ainsi que leur courage professionnel. Les lauréats étaient alors le russe Dmitri Mouratov, rédacteur en chef pour la Novaïa Gazeta, accompagné par la philippine Maria Ressa, cofondatrice de Rappler, site d’informations généraliste.5 Le premier travaille au sein d’un des rare journal indépendant en Russie, au sein duquel il fut responsable d’une série d’enquêtes sur les violations des droits de l’homme en Tchétchénie. La seconde, quant à elle, a vu son média poursuivi à de nombreuses reprises pour diffamation par le gouvernement de Rodrigo Duterte, notamment à cause d’investigations sur la drogue aux Philippines. Le journalisme indépendant est un bien public, un bien commun, consubstantiel à toute démocratie. Institutions internationales et sociétés civiles s’organisent alors pour insuffler un « New Deal », assurant l’intégrité des journalistes comme le développement de nouvelles normes d’autorégulation des producteurs d’informations tout autant que l’allocation de subventions publiques aux organes d’information fiables. En novembre 2020, le Forum mondial de l’Information a publié un rapport présentant 250 recommandations visant à rendre viable le nouvel écosystème médiatique, bousculé par la numérisation de nos sociétés. Co-présidé par Maria Ressa, sa demande principale a été que les pays démocratiques dépensent au moins 0,1% de leur PIB par an dans les médias nationaux pendant une décennie afin de compenser les vagues massives de désinformation, la chute des revenus publicitaires ainsi que la méfiance vis-à-vis des médias traditionnels.6 Reporter Sans Frontières a également rendu public son Journalism Trust Initiative, capable d’évaluer la qualité d’une information et identifier les médias dignes de confiance. Ces deux organisations et le Fonds International pour les Médias d’Intérêt Public ont signé, en février dernier, un plan de collaboration étroit en vue de changer le modèle économique actuel des médias lors de la Conférence mondiale sur la liberté de médias à Tallinn. Ensemble, ils souhaitent s’appuyer sur le Fonds pour atteindre l’objectif d’accorder un 1% de l’aide publique au développement en direction des médias indépendants.7

L’Emprise du numérique

Alors même qu’Elon Musk vient d’annoncer le rachat de Twitter pour 40 milliards de dollars, la conférence mondiale annuelle de la Journée mondiale de la liberté de la presse de l’UNESCO se tient aujourd’hui en République d’Uruguay sur le thème « Le journalisme sous l’emprise du numérique » où il est question de l’impact de l’ère numérique sur la liberté d’expression, la sécurité des journalistes, l’accès à l’information et la vie privée… Le dernier document de discussion de l’UNESCO World Trends Report Insights « Threats that Silence : Trends in the Safety of Journalists » souligne comment la surveillance et le piratage informatique compromettent le journalisme. Ce phénomène a été illustré de manière flagrante par les révélations de journalistes d’investigation et de chercheurs, ce qui a conduit les experts des droits de l’homme des Nations unies à demander un moratoire mondial temporaire sur la vente et le transfert des technologies de surveillance. « La sophistication et l’indétectabilité croissantes des logiciels malveillants et espions, ainsi que leur utilisation de plus en plus fréquente contre les journalistes et les défenseurs des droits de lhomme par des acteurs étatiques et non étatiques, mettent en danger le journalisme libre et indépendant. » souligne l’organisation mondiale. La surveillance peut exposer les informations recueillies par les journalistes, y compris par les lanceurs d’alerte, et viole le principe de la protection des sources, qui est universellement considéré comme une condition préalable à la liberté des médias et est inscrit dans les résolutions des Nations unies. La surveillance peut également nuire à la sécurité des journalistes. La surveillance des mouvements des journalistes par l’IA, et le trolling des journalistes alimenté par l’exploration de données et les attaques automatisées, menacent également le libre exercice du journalisme. La réduction des coûts signifie que les opérations de surveillance illégitimes entreprises par des acteurs gouvernementaux ou privés peuvent être plus larges, disproportionnées, plus invasives et plus durables que jamais, sans que les journalistes ou leurs sources en aient connaissance ou puissent s’en défendre. « Le respect de la vie privée est une condition préalable pour que les journalistes puissent faire leur travail et garantir notre accès à des informations factuelles et fiables. Cest une nécessité pour quils puissent communiquer librement avec leurs sources, recevoir des informations confidentielles, enquêter sur la corruption et garantir leur sécurité et celle de leurs sources. » déclare l’UNESCO et Audrey Azoulay, sa Directrice générale d’ajouter «  Il  nous incombe  à  tous  d’en  faire plus pour gérer  les risques et saisir les possibilités  quoffre  l’ère  du  numérique. En cette Journée  mondiale  de  la  liberté  de  la  presse, jinvite les États membres, les entreprises technologiques et la communauté des médias, ainsi que le reste de la société civile, à unir leurs forces pour établir une nouvelle configuration numérique qui protégerait à la fois le journalisme et les journalistes. »

Et il semble que le chemin à parcourir soit encore long… Le rachat de Twitter par Elon Musk « menace le pluralisme et la liberté de la presse et crée un terrain favorable pour la désinformation », affirme la Fédération internationale des journalistes (FIJ), condamnant ce projet. Elle représente aujourd’hui plus 600 000 journalistes à travers 187 syndicats et associations de 146 pays. Le futur patron du réseau social est en effet connu pour avoir «  depuis longtemps critiqué les politiques de modération de contenus de Twitter et il a régulièrement appelé à ce que le réseau social soit moins réglementé », écrit la Fédération dans un communiqué s’alarmant également de la concentration du pouvoir que revêt cette action « le rachat par Musk de Twitter, qui rassemble plus de 400 millions d’utilisateurs à travers le monde, signifie qu’il sera désormais détenu par une seule personne au lieu de plusieurs actionnaires » souligne la FIJ. Authentification des utilisateurs du réseau social, absence d’anonymat, moindre modération des contenus… autant d’inquiétudes pour la presse, les citoyens du monde que les démocraties. Ceci « remettrait sérieusement en cause la protection (…) de nombreux journalistes et sources à travers le monde qui prennent des risques » ajoute la fédération et son secrétaire général, Ricard Guitterrez d’ajouter : « le milliardaire n’a jamais hésité à utiliser Twitter par le passé pour manipuler l’information, influencer le cours des marchés et contrôler la couverture médias de ses affaires. Nous avons toutes les raisons de penser qu’il resserrera son influence sur le réseau social à son profit, sans égard pour l’intét public. Il est temps de réguler la possession des médias et des réseaux sociaux en sorte d’équilibrer la concentration de pouvoirs qui est dangereuse pour le pluralisme, le débat public et la démocratie. »

Si le journalisme traverse une crise existentielle imposée par les impératifs de notre siècle, entre numérisation au forceps et concurrence avec les géants du numérique, rappelons que la moitié des jeunes de 18 à 25 ans lisent au moins un titre de presse quotidienne par jour, dont les abonnements numériques grimpent de 43% en 2021.8 Promouvoir l’éducation aux médias dans le monde et de l’intérêt de la liberté de la presse pour chaque citoyen, est certainement un moyen de changer la trajectoire entamée et de renforcer l’un des piliers vital à nos démocraties, qui sont, elles aussi en danger !

1 Liberté de la presse: une « érosion » sur le continent européen, https://www.challenges.fr/media/le-conseil-de-l-europe-denonce-une-erosion-de-la-liberte-de-la-presse_810984 , 27 avril 2022.

2 Pegasus : La nouvelle arme mondiale pour faire taire les journalistes | Forbidden Stories, https://forbiddenstories.org/fr/pegasus-nouvelle-arme-mondiale-pour-faire-taire-les-journalistes/.

3 Tendances mondiales en matière de liberté d’expression et de développement des médias, https://fr.unesco.org/world-media-trends.

4 https://information.tv5monde.com/afrique/journee-mondiale-de-la-liberte-de-la-presse-au-maghreb-les-journalistes-sous-surveillance

5 Malgré le Nobel de la paix, une « épée de Damoclès » menace les médias, selon les lauréats – AraBel, , 9 décembre 2021, (consulté le 29 avril 2022).

6 « Pour mettre fin aux infodémies » : 250 recommandations, https://informationdemocracy.org/fr/2020/11/12/pour-mettre-fin-aux-infodemies-250-recommandations/ , 12 novembre 2020.

7 Le Forum sur l’information et la démocratie et Reporters sans frontières (RSF) signent un protocole d’accord avec le Fonds International pour les Médias d’Intérêt Public (IFPIM) | RSF, https://rsf.org/fr/le-forum-sur-linformation-et-la-democratie-et-reporters-sans-frontieres-rsf-signent-un-protocole.

8 La loi de 1881 sur la liberté de la presse en question au Sénat, https://www.lettreaudiovisuel.com/la-loi-de-1881-sur-la-liberte-de-la-presse-en-question-au-senat/.