Technologies clés : sera-t-il possible d’échapper à l’encerclement des brevets chinois?

Montesquieu, penseur des Lumières, l’appelait le doux commerce. Cette théorie selon laquelle les échanges commerciaux entre pays réduiraient le risque qu’ils entrent en guerre car les deux acteurs s’appauvriraient mutuellement en détruisant la richesse de l’adversaire.

Si cette théorie est contestée à l’heure de la guerre en Ukraine qui oblige, au contraire, à choisir avec précaution ses partenaires économiques, voire à choisir un bloc, du point de vue de la propriété intellectuelle elle a toujours été discutable.

Par Magali Touroude Pereira

La chine et les dépôts de brevets

Les transferts de technologie des entreprises françaises et européennes vers l’Asie, et en particulier la Chine, opérés ces dernières décennies, ont eu comme conséquence directe l’émergence de géants chinois de l’innovation et l’escalade de la guerre commerciale que se livrent les Etats-Unis et la Chine depuis janvier 2018. Les entreprises chinoises sont ainsi devenues leader sur des technologies clés tant dans les applications civiles que militaires comme la 5G. Des technologies qui font l’objet de milliers de dépôts de brevets. 3544. C’est le nombre de brevets déposés par Huawei, tout domaine confondu, en Europe, en 2021, arrivant ainsi en tête des sociétés les plus actives en la matière.

De plus en plus d’entreprises, principalement asiatiques, cherchent à protéger leurs inventions sur le marché européen. Un fait qui se vérifie chaque année. Pour la Chine, l’ampleur est importante avec cette année encore avec la plus forte progression (+24% de dépôt de demandes de brevet européen).

La puissance de l’innovation chinoise

Sur les plans macroéconomique et géopolitique, on ne peut ignorer que les entreprises chinoises déposent des brevets en Europe à si grande échelle, ce qui permet d’affirmer la puissance de l’innovation chinoise sur un classement européen. Les observateurs avertis savent que les classements de dépôts de brevets chinois sont depuis plusieurs années biaisés du fait de la prise en charge financière par l’Etat chinois du premier brevet de chaque entreprise chinoise qui en fait la demande. Mais les coûts engendrés par un dépôt et une procédure de délivrance de brevet en Europe (environ 50 000€), sont eux à la charge des entreprises, ce qui permet de penser qu’une fois ces brevets délivrés, ces entreprises chercheront à les faire respecter sur le territoire européen.

Si les entreprises chinoises ont été vues longtemps comme l’atelier du monde, copiant les technologies européennes, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les transferts de technologie clé ont eu lieu il y a des années. Aujourd’hui, l’Empire du milieu est un des acteurs majeurs de l’innovation mondiale et les entreprises chinoises acquièrent à tour de bras des pépites technologiques françaises ou européennes directement ou indirectement lors de prises de participation dans les levées de fonds. Ainsi, Pékin a fait main basse sur les pépites françaises de puces Almae Technology et Linxens, ou encore du Groupe CTI et Manoir Industries, fournisseurs de pièces pour centrales nucléaires.

Le brevet unitaire européen

Qui dit brevet dit monopole d’exploitation pour 20 ans soit le droit d’interdire à d’autres entreprises de commercialiser, utiliser ou fabriquer sur le territoire du brevet. Avec l’arrivée imminente du brevet unitaire européen au printemps 2023, 17 pays européens disposeront d’un seul brevet pour un coût divisé par 10 par rapport au brevet européen actuel et la possibilité pour l’entreprise titulaire du brevet (entreprise chinoise ou autre) d’attaquer en contrefaçon quiconque elle estimera reproduire son invention, devant la Juridiction unifiée des brevets européens et non plus devant un tribunal judiciaire français : un brevet, un procès et si condamnation une interdiction de commercialisation et de fabrication pour les 17, et à terme 25 pays européens.

Les entreprises françaises ont-elles pris en compte ce risque ? Evaluent-elles leur liberté d’exploitation au vu des brevets européens lors de la commercialisation de leurs produits ou l’élaboration de leur programme de R&D ? Les grandes entreprises oui, sans aucun doute mais les PME françaises et européennes ? Les start-up ?

Ces questions sont cruciales dans le domaine des communications numériques dont les sociétés chinoises avec Huawei ont largement contribué à l’essor et viennent rappeler à notre souvenir le rôle incontournable qu’elles souhaitent jouer en Europe dans ce domaine dans les prochaines années. N’oublions pas qu’un brevet est un monopole qui dure 20 ans et que la 5G commence à peine à être déployée…

Anticiper les risques et se défendre

Ceux qui ne l’ont pas encore intégré doivent ouvrir les yeux avant qu’il ne soit trop tard. Et une fois le risque identifié, être en capacité de se défendre, voir d’attaquer préventivement en faisant annuler les brevets gênants. Ces procédures coûtent cher et sont rarement provisionnées par les chefs d’entreprises. Une aide financière ou un système d’assurance aux litiges protection intellectuelle est une piste de réflexion qui doit être travaillée par l’Etat et l’écosystème de l’innovation pour assurer une liberté d’exploitation aux entreprises françaises et les moyens de se défendre sur le terrain judiciaire européen.

Qui a déjà joué une partie de go comprendra le risque à voir déposer année après année ces milliers de brevets européens par des entreprises chinoises, mais aussi américaines, coréennes et japonaises comme autant de weiqizi (pierres) encerclant lentement mais surement les technologies clés de demain.

Des initiatives comme la Place Stratégique, programme d’accélération dédié aux start-up françaises porteuses d’innovations souveraines et stratégiques initié par Accuracy ou le fond Quantonation, lancé par Charles Beigbeder en 2018 pour soutenir les start-up spécialisées dans les technologies quantiques sont un très bon début. Il semble urgent à présent de s’assoir à la table, apprendre les règles, analyser le jeu des adversaires, leurs stratégies de protection intellectuelle et commencer à notre tour à utiliser et déposer les brevets, pour bâtir notre édifice stratégique comme des pierres sur le plateau.

Ne laissons pas arriver l’encerclement final, nos entreprises et nos Etats européens faits prisonniers de la dépendance technologique et la perte de souveraineté comme nous l’avons déjà vu dans tant de domaines !

Elon Musk estime que « déposer un brevet c’est acheter un ticket de loterie pour un procès en contrefaçon ». Les entreprises chinoises, américaines, japonaises et coréennes ont acheté pas moins de 100 000 tickets en 2021. Les entreprises françaises 10 000. A-t-on vraiment envie de savoir qui va remporter la loterie ?

Magali Touroude Pereira , fondatrice de www.yesmypatent.com cabinet Touroude & Associates, Conseil en propriété industrielle, Mandataire en brevet européen