Une région en proie à l’instabilité : enjeux sécuritaires dans le canal du Mozambique

Route historique du commerce empruntée dès le IXe siècle par les austronésiens, contrôlée par l’Empire musulman des Abbassides avant de devenir une route portugaise vers les Indes au lendemain du traité de Tordessillas, le canal du Mozambique a, de tous temps, attisé les convoitises. Le percement de l’isthme de Suez en 1869 qui aura un temps marginalisé la voie historique de la navigation circumafricaine, n’aura pas effacé son importance stratégique illustrée dès les années 1970 avec le transport des hydrocarbures. Situé dans l’océan Indien occidental, le long de la côte swahilie, le canal en cumule aussi les fragilités, contraignant les Etats riverains à la réaction.

Par Théo Lhen Tallieu

Insurrection islamiste dans le Cabo Delgado

Toujours gangréné par la présence du groupe Ansar al Sunnah au nord, le Mozambique subit depuis 2017 les conséquences de la dégradation de sa situation sécuritaire dans la province de Cabo Delgado. 1,5 million de personnes ont été contraintes de fuir les combats pour rejoindre des espaces urbains déjà densément peuplés aggravant ainsi la tension sur les ressources, alors même que le pays connait une insécurité alimentaire croissante.1 Plus qu’un exode, les populations sont confrontées à l’extrême-violence qui se manifeste dans les deux camps. Si l’ONG Médecins sans frontières souligne le traumatisme face aux meurtres de proches2, Amnesty International dénonce la réponse apportée par l’armée qui procède à des arrestations extra-judiciaires et participe activement au cycle de la violence.3 Les troupes mozambicaines restent par ailleurs dans l’incapacité de contrer l’insurrection. Depuis juin 2021, après sollicitation du président Filipe Nyusi, la Southern African Development Community (SADC) porte une force de coalition soutenue par 8 pays d’Afrique australe. Le contingent de 1900 soldats, également appuyé par plus d’un millier de militaires rwandais, peine pourtant toujours à réfréner les activités terroristes alors qu’aucun des chefs de l’insurrection n’a été vaincu et que les groupes migrent peu à peu vers la province de Niassa. Les eaux du canal est-africain subissent directement les conséquences de l’insurrection avec de nombreuses attaques dans les ports du nord mais aussi contre les navires qui y circulent. David Brewster, chercheur à l’Australian National University, note la crainte croissante de la naissance d’une nouvelle zone de piraterie qui pourrait supplanter celle qui a longtemps longé la Corne de l’Afrique avant d’être prise en charge par les coalitions internationales européennes et américaines.

Ressources halieutiques et énergétiques face à la prédation

Dans le nord du canal du Mozambique, l’activité de pêche reste un moteur pour la région. La pêche thonière représente 2 milliards de dollars par an. Il s’agit également du principal moyen d’alimentation des près de 10 millions de personnes vivant le long des côtes. Pourtant, tandis que 70 à 80% des prises sont réalisées par des pêcheurs artisanaux pour leurs propres besoins, la surpêche frappe de plein fouet les eaux du canal. Le WWF alerte régulièrement sur la nécessité d’une gestion marine concertée entre pays riverains. A Madagascar, l’ONG note que les communautés doivent s’éloigner toujours plus au large pour réaliser leurs prises face à l’appauvrissement en ressources. Convoitées, elles seraient aujourd’hui la cible de certains Etats qui étendent leur aire d’action. Entre 2019 et 2021, 132 navires chinois ont traversé les eaux malgaches, dont 84 ont eu des interruptions de transmission de leur système d’identification automatique (AIS), pourtant obligatoire en droit international, afin de procéder à une activité de pêche illégale selon le média américain Mongabay.4 Autre ressource convoitée : le gaz, présent en grande quantité dans les sols qui longent le canal. En mai dernier, le groupe Total annonçait relancer le projet Mozambique LNG, destiné à extraire du gaz naturel liquéfié au Cabo Delgado, pourtant suspendu depuis 2021 à cause de la présence islamiste.

Route commerciale privilégiée des trafics illicites

Source de financement privilégiée d’Ansar al Sunnah, les trafics de drogue en tous genres traversent les eaux du canal du Mozambique et ses pays riverains. Les ports de la côte jouent le rôle de hubs décisifs pour les marchandises illicites qui transitent par Zanzibar, Pemba, Angoche, Nosy Be, ou encore Toamasina. Avec l’intensification des trafics, Global Initiative Against Transnational Organized Crime présage de la formation d’un véritable « triangle de vulnérabilité » dans le canal, dont les trois angles se situent respectivement à Zanzibar, dans le nord du Mozambique et aux Comores.5 L’héroïne reste la drogue la plus présente dans la voie est-africaine. Un trafic en provenance du Croissant d’or qui gagne même en intensité. Le régime des Talibans continuent de bénéficier d’importants revenus grâce à son trafic pour lequel la voie maritime joue un rôle clé. Avec l’intensification des trafics, ce sont également les pays de transit qui voient leur consommation augmenter, à l’image du Mozambique et de l’Afrique du Sud où un marché illicite de la métamphétamine se déploie. Madagascar contribue directement aux exportations illégales de khat et de cigarettes.

Tensions interétatiques latentes

Malgré une coopération globale des pays de la région autour des dossiers sécuritaires communs, y compris la hausse des ambitions sur mer portées par de nombreux exercices conjoints, certaines tensions dressent pour autant un plafond de verre surplombant l’entente entre certains Etats. Madagascar ne cesse de revendiquer depuis 1973 la restitution des îles Eparses, intégrées aux Terres australes et antarctiques françaises (TAAF). Qualifiées d’ « extrêmement stratégiques » par le président Emmanuel Macron, les perspectives d’accalmie demeurent pourtant limitées.6 La tension entre la République des Comores et son ancienne puissance coloniale est également ravivée après le déclenchement de l’opération Wuambushu sur l’île de Mayotte en avril dernier, marquée par la reconduite à la frontière de nombreux ressortissants comoriens.7 Le canal pourrait également devenir le théâtre d’une confrontation de force à l’occasion d’une compétition internationale accrue dans l’océan Indien occidental. En février dernier, l’exercice naval « Mosi II » entre Afrique du Sud, Chine et Russie provoquait une vive réaction internationale, illustrant la montée en puissance des ambitions pékinoises autour de la voie africaine. Dans sa course aux avants-postes, New Delhi se place en principal concurrent par le renforcement de sa présence navale et la multiplication des manoeuvres communes avec les pays est-africains. Une situation à risque pour les Etats riverains du canal qui pourraient se retrouver à la croisée des feux…