La sûreté des biens culturels : entre devoir et intérêt stratégique

ŒOeuvres d'art

Dans le contexte que nous connaissons, la culture est mise à mal. Pour autant, elle suscite toujours les convoitises. Le trafic de biens culturels est au niveau planétaire le plus important après ceux de la drogue et des armes.

Aussi, bien que les établissements culturels soient fermés, la vigilance reste de mise. D’autant que les crises sociales et les radicalisations prennent de plus en plus pour cibles les biens culturels à l’image des dégradations subies par l’Arc de Triomphe ou des lieux de culte. Les pillages en zone de guerre sont eux aussi inquiétants.

Par Mélanie BENARD-CROZAT

Un phénomène ancien

À la fin des années 1960 et au début des années 1970, les musées ainsi que les sites culturels ont été victimes de vols principalement dans les pays du Sud. Les biens ainsi dérobés se voyaient proposer à la vente auprès de collectionneurs privés voire d’organismes officiels situés dans les pays du Nord. Face à l’ampleur de la situation, en 1970, l’UNESCO a adopté une convention internationale concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels. Sont alors considérés comme biens culturels « les biens qui, à titre religieux ou profane, désignés par chaque État comme étant d’importance pour l’archéologie, la préhistoire, l’histoire, la littérature, l’art ou la science […] ». À ce jour, 137 États membres de l’UNESCO ont ratifié cette Convention.

Le marché mondial de l’art s’élèverait à quelque 60 milliards d’euros. Les sommes en jeu expliquent l’importance du trafic illégal et la 3e place du podium du trafic mondial qui revient à celui des œuvres d’art volées dont le montant est estimé entre 3 à 8 milliards d’euros par an. Selon des estimations toujours, il est bien moins que le trafic d’armes et de drogue (environ 60 milliards d’euros chacun) mais assez proche de la contrefaçon (10 milliards d’euros). « L’étendue du trafic illicite de biens culturels et d’œuvres d’art est difficile à mesurer car d’une part, le vol n’est pas découvert avant que les objets volés ne fassent leur apparition sur le marché officiel, d’autre part, les États communiquent très peu sur cette forme de criminalité. Toutefois, les vols sont de plus en plus importants. Paris, qui figure parmi les principales places du marché de l’art international, est une zone d’écoulement d’œuvres provenant des zones de conflit. La recrudescence des modes de vente, plus particulièrement les vide-greniers et les ventes en ligne, ainsi que l’important volume de transactions facilitent le blanchiment des œuvres d’art. La trace de la source frauduleuse est rapidement perdue », affirme Laure Chevalier, Historienne d’art, Expert technique et scientifique des arts de l’Europe et Méditerranée, entrepreneur et enseignante universitaire1.

Un patrimoine culturel vulnérable

La diversité de type, de forme, de taille ou encore de matière des œuvres d’art rend difficile la protection des biens culturels. La plupart des pays manquent de policiers et de professionnels spécialisés dans ce domaine. Les menaces sont pourtant multiples avec les vols et les actes de vandalisme et les motivations sont diverses : appât du gain (revente, demande de rançon), fétichisme, vengeance, défi, déséquilibre mental… La privatisation de musées pour l’organisation d’évènements comme les défilés de mode, les visites des réserves, les expositions de luxe ou encore les expositions hors les murs peuvent créer des contextes favorisant certains passages à l’acte.

N’importe quel objet ayant de la valeur intéresse les trafiquants. En 2010-2012, un gang sévissait avec violence dans les pays européens pour voler des cornes de rhinocéros exposées dans les muséums d’histoire naturelle. Surprenant ? Oui à première vue. Moins, lorsque l’on sait que les cornes de rhinocéros réduites en poudre se revendent au marché noir, notamment en Asie du Sud- Est, plus cher que l’or ou qu’un kilo d’héroïne. D’un point de vue de la justice, vous ne risquez quasiment rien, contrairement aux peines infligées pour trafic d’héroïne ! Autre exemple, en 2018, le reliquaire du cœur d’Anne de Bretagne a été dérobé très vraisemblablement pour sa constitution en or. En effet, les métaux précieux composant un bien sont fondus pour être ensuite vendus pour la valeur de la matière première, impliquant une disparition irrémédiable des œuvres.

A la menace « traditionnelle » s’ajoutent, depuis les attentats terroristes de 2015, les menaces armées qui représentent aujourd’hui l’un des risques les plus délicats. Une menace que les acteurs redoutent de voir s’accentuer dans les années à venir. « Ce risque est bien entendu étudié et intégré dans les doctrines qui évoluent. Des matrices probabilité/gravité sont établies selon les sites avec le concours des forces d’intervention de la police nationale ou de la gendarmerie nationale afin d’évaluer le risque potentiel réel, en se rappelant toutefois qu’un établissement n’est jamais à l’abri d’une menace. » explique le commandant de police Guy Tubiana, Conseiller sûreté des musées de France du Ministère de la culture.

Pour répondre à cette menace armée, le SGDSN publie des guides de bonnes pratiques avec des videos, des affiches et des fiches pratiques très opérationnelles. Au-delà des postures Vigipirate qui sont mises à jour régulièrement et progressivement adaptés à chaque contexte. Des consignes et procédures adaptées à chaque établissement ont aussi été rédigées ainsi que des programmes d’apprentissage aux bonnes conduites. Des exercices grandeur nature sont également réalisés. La menace terroriste élevée a par ailleurs largement contribué à l’implantation d’un système de clôture autour de l’enceinte de la Tour Eiffel : une vitre pare-balles de 3 m de haut et 6,5 cm d’épaisseur et 420 plots anti véhicule bélier réduisant les risques de tirs et d’accès indésirables.

Mieux protéger le patrimoine

L’analyse préalable des risques est incontournable pour révéler les failles et maillons faibles. Il existe quatre façons de traiter le risque : l’accepter (aucune mesure n’est prise), le transférer (aux assureurs, par exemple), l’annuler (par des copies d’œuvre ou des annulations d’exposition), ou bien le réduire.

La formation et la sensibilisation sont des piliers essentiels à la protection des biens culturels. « Nous avons un rôle d’expertise pour mieux sécuriser les sites. Nous réalisons des audits de sûreté auprès des propriétaires publics (État, collectivités territoriales et communes) ainsi qu’aux propriétaires privés, des responsables des monuments ou des collections. » témoigne Guy Tubiana. Plus d’une centaine de missions de conseil sont menées chaque année. Ce volet est complété par un volet prévention essentiel. « L’objectif est de protéger les biens culturels et faire qu’ils ne soient pas dégradés ou volés. La prévention, par la sensibilisation et la formation est une action prioritaire, essentielle, et j’en suis convaincu, efficace. » témoigne Yann Brun, Conseiller sûreté de l’archéologie et des archives au ministère de la culture. « L’activité souterraine est difficilement quantifiable, mais selon les statistiques annuelles des vols déclarés, en France, nous constatons leur décrue grâce notamment à la prévention auprès des propriétaires privés, mais nous devons rester vigilants », affirme Claire Chastanier, adjointe au sous-directeur des collections au service des musées de France de la Direction générale des patrimoines2.

Des enjeux de coopération

Cette politique de prévention trouve appui dans une coopération avec les services de police et de gendarmerie. La connaissance de la typologie des vols (répartition géographique, caractéristiques des objets volés et modes opératoires) est une donnée incontournable pour obtenir une vision plus précise du phénomène. Les liens permanents entretenus avec l’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels, le service technique de recherches judiciaires et de documentation de la gendarmerie nationale (STRJD), la brigade de répression contre le banditisme de Paris, section Antiquaires (BRB), Interpol, ainsi qu’avec les services de police ou de gendarmerie locaux, s’inscrivent aussi dans cette optique.

Pour les officiers de police et les douanes, le registre informatique des biens culturels volés a une importance capitale compte tenu des nombreux moyens permettant une circulation rapide des informations. En effet, il suffit de quelques heures à un objet volé pour passer d’un pays à un autre. L’Organisation Mondiale des Douanes (OMD) encourage une coopération et des partenariats efficaces avec les autres organisations internationales et les organismes de lutte contre la fraude tels que le Conseil international des musées (ICOM), l’UNESCO et INTERPOL. « La création d’une base de données internationale baptisée ARCHEO et gérée par l’OMD représente un exemple de ces efforts de coopération. Cette application du CENcomm et outil de communication en temps réel permet l’échange d’informations entre les administrations des douanes, les services de prévention et de répression, les autorités nationales compétentes, les organisations internationales, experts d’universités et d’organisations non gouvernementales (ONG) pour lutter contre le trafic de biens culturels. Il existe de nombreuses autres bases de données dont certaines sont privées mais qui posent le problème de la transparence, notamment sur les questions de la provenance des œuvres. », poursuit Laure Chevalier3.

Si les règles relatives aux certificats d’exportation précisent et élargissent les motifs d’irrecevabilité des demandes de certificats d’exportation pour des biens culturels, le principal problème reste l’absence d’harmonisation des législations européennes relatives au recel des œuvres d’art. En effet, en Belgique, la législation est plus souple qu’en France. De même, le droit de propriété diffère selon les pays. Il n’y a pas non plus d’harmonisation des procédures d’exportation. Seules les autorités nationales compétentes désignées peuvent délivrer des certificats d’exportation et permettre le mouvement des biens culturels.

La technologie peut aider

De nombreuses technologies peuvent représenter un intérêt et une utilité selon le risque adressé. Gants détecteurs de métaux, portique de détection de métaux et de produits explosifs, logiciels concourant à l’analyse comportementale, marquage des objets de valeur, dispositifs anti-incendie, barres palpeuses, bandeaux infra-rouge, dispositifs d’alerte, systèmes de badge pour les personnels et intervenants, applications de gestion de files d’attente, blockchain, ADN synthétique, etc.

Le numérique et la veille des réseaux représentent aussi un atout en matière d’anticipation. Le Centre Pompidou qui accueille près de 5 millions de visiteurs par an doit faire face lui aussi au risque terroriste mais aussi au risque lié aux expositions d’œuvres artistiques polémiques pouvant engendrer des actions revendicatives violentes ou destructives de la part d’activistes religieux ou écologiques y compris pour la défense des animaux. Dès lors, la veille des réseaux sociaux, en complément d’échanges réguliers avec les services de la Police, permet de surveiller, voire de détecter la préparation d’actions coup de poing.

Jacqueline Lambert, conseillère en prévention à la Bibliothèque royale de Belgique, préside le Security Working Group du Consortium européen des bibliothèques de recherche (CERL) applique elle les méthodes scientifiques à l’analyse, l’évaluation et au déploiement de méthodes et d’outils aussi pointus que divers : stockage, numérisation et fichiers, marquage, traçabilité, dépoussiérage des collections contre les risques d’infestation par des insectes ou champignons, contrôle d’accès, video…. et même identification des œuvres volées par les empreintes uniques de trous de vers !4

L’humain au coeur du triangle de la sûreté

Mais Guy Tubiana rappelle l’importance du facteur humain : « Rien ne peut remplacer la vigilance exercée par le personnel des établissements, qui doit être bien formé et valorisé. » Lors du célèbre vol du musée Kunsthal de Rotterdam en octobre 2012, où plusieurs toiles de Maîtres dont des oeuvres de Picasso, Matisse, Gauguin et de Monet, avaient été dérobées pour une valeur estimée entre 100 à 200 millions d’euros, un système de vidéosurveillance était en place, ainsi qu’un système de protection laser ultra-sophistiqué, conçu principalement pour détecter toute intrusion venue de l’extérieur, laissant deux minutes de grâce et les portes ouvertes s’il était commandé de l’intérieur. « Il a fallu seulement quelques minutes aux malfaiteurs pour commettre leur méfait et voler par ailleurs des statuettes dont on sait aussi que les métaux précieux constituent un butin très recherché. Ils avaient donc effectué des repérages. Cet épisode nous a permis de tirer beaucoup d’enseignements. Par ailleurs, les biens religieux et les objets archéologiques, généralement en métaux précieux, constituent également un butin très recherché qu’il faut protéger. » souligne Yann Brun. Le triangle de la sûreté intègre une protection mécanique, électronique et les moyens humains. « Si vous enlevez l’un des trois éléments, votre modèle s’écroule. » ajoute t-il.

Si la protection des biens culturels revêt un devoir historique, mais aussi identitaire et culturel, elle sera aussi un atout précieux dans la reprise du tourisme dont aura besoin notre pays pour se relever de cette crise et espérer rester la première destination mondiale.

Reste enfin en projection les Jeux Olympiques de 2024 qui braqueront les projecteurs du monde entier sur l’Hexagone et concentreront un afflux de visiteurs aussi bien sur les sites olympiques que dans les lieux culturels. Aussi, assurer la sûreté des biens culturels revêt une importance stratégique qui participera au succès de ce grand évènement et au rayonnement international de la France.

Ce sujet sera développé lors des tables rondes qui se dérouleront sur Platinum Security Exhibition – 2 – 3 février 2021 à Monaco.

Programme de conférences Platinum Security Exhibition

  • Vidéoprotection des sites sensibles & Safe Building
  • Sécurité des grands événements
  • Sécurité dans les milieux de l’Art et du Luxe
  • Sécurité maritime, portuaire, yachting
  • Cybersécurité
  • Sécurité urbaine & Safe City

www.psemonaco.mc

1. S&D Magazine, février 2019

2. S&D Magazine, février 2019

3. S&D Magazine, février 2019

4. S&D Magazine, février 2019