« Le risque, c’est la désinformation »

A business man shake each other hand, European Union and Russia

Opus 4 – UE / RUSSIE

Depuis plus d’un mois, plusieurs dizaines de milliers de soldats russes sont amassés à la frontière ukrainienne. La tenue d’un exercice militaire conjoint avec les forces armées biélorusses, du 10 au 20 février prochain, a également permis à Moscou d’encercler un peu plus l’Ukraine. Albert Einstein l’a dit : « Au milieu de toute crise se trouve une grande opportunité ». Si la nature de la crise semble indéniable, son degré pose question. Est-elle aussi grave que prétendue ? Et surtout, comment peut-on la transformer en opportunité ?

Par Corentin Dionet

Ces dernières semaines, Vladimir Poutine a multiplié les signaux, affichant son ambition de redéfinir l’ordre sécuritaire européen. Le dernier exemple en date ? La mobilisation et le déploiement de la Baltic Fleet russe, qui a causé l’émoi dans la région – en témoigne l’accentuation de la mobilisation suédoise sur l’île de Gotland – mais également en Irlande où les pécheurs ont obtenu le déplacement d’un exercice de tir hors de la Zone économique exclusive du pays.

Sur cette même temporalité, les Etats-Unis sont parvenus à mobiliser leurs alliés européens, en multipliant les consultations diplomatiques pour faire front commun face aux exigences russes. Les récentes prises de position de la coalition allemande sur Nord-Stream 2 et la montée en puissance d’une rhétorique belliciste à Londres viennent appuyer cette idée. La lecture dominante de cette crise est claire.

Quelle porte de sortie?

Le pessimisme ambiant est expliqué en ces termes par Bruno Tertrais, le directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) : « Moscou, avec ses deux projets de traités « à prendre ou à laisser », ne sest pas laissé de porte de sortie. Il y a une asymétrie perçue des enjeux : immenses pour Moscou, majeurs pour les pays occidentaux. Le dispositif militaire est maintenant très significatif, et si les indications américaines sont fondées, larrivée d’équipements médicaux nest pas bon signe. Enfin, Poutine travaille dans un relatif isolement (bulle sanitaire), consulte peu et décide seul : cest la recette pour une mauvaise appréciation de la « corrélation des forces » par une élite politico-militaire russe souvent prompte à la paranoïa. »1

Pour Jean-Baptiste Jeangène Vilmer : « un tel affrontement narriverait pas par hasard : il ne serait que le passage à l’acte dune guerre qui était démajeure en puissance, tout en restant sous le seuil et en cultivant lambiguïté. Avant datteindre un point culminant qui la révèle comme telle, la guerre majeure commence plus discrètement, par des actions de « guerre hybride », voire de « guerre cognitive » qui, elles, sinscrivent dans le temps long. De ce point de vue, la prochaine guerre majeure a décommencé ». En conséquence, lorsque l’on additionne la récente cyberattaque russe sur les infrastructures ukrainiennes, la multiplication des alertes à la bombe dans Kiev, attribuées à Moscou par les autorités et l’invasion de la Crimée en 2014, il apparaît raisonnable de souscrire aux craintes d’une invasion émises par Washington.

« Le risque, cest la désinformation »

Malgré la montée en puissance de la rhétorique occidentale, malgré la virulence des Etats-Unis, qui promettent d’exclure la Russie du système Swift, le dialogue n’est pas rompu. Moscou s’est présentée à la table des négociations dans le cadre du format Normandie. Valeria Faure-Muntian, députée et présidente du groupe d’amitié France-Ukraine à l’Assemblée nationale, concède : « Evidemment quil existe un déséquilibre des forces. Mais la Russie est déployée au Kazakhstan, en Afrique, en Syrie et a des frontières exposées. Elle a certes plus de forces déployées, mais sur de plus larges territoires, tandis que les forces ukrainiennes sont concentrées.» Et d’ajouter « Le risque, cest la désinformation. Quune étincelle suscite un mouvement populaire qui remette en cause lordre public et le gouvernement Zelensky, pour permettre à Poutine dentrer en pacificateur en Ukraine. »

L’apparente inflexibilité russe associée à l’hystérisation du débat américaine ne doit pas faire oublier leurs intérêts aux Européens. La députée l’affirme : « La priorité du jeu d’échec entre Joe Biden et Vladimir Poutine, cest la déstabilisation du continent européen qui est très soudé depuis la crise sanitaire, et non la guerre en Ukraine. » Il faut dire que cette crise tombe au pire moment pour les Européens. Le Premier ministre britannique est absorbé par un scandale domestique qui menace son pouvoir, le gouvernement français regarde toute l’actualité politique sous le prisme de l’élection présidentielle à venir et la coalition allemande est aussi neuve que divisée sur la question russe, sous-traitant sa diplomatie à Washington, comme l’écrit Jérémy Shapiro2.

Ne pas céder aux sirènes

Il apparaît donc nécessaire de prendre de la hauteur et d’assurer la continuité des négociations, sans pour autant céder à la Russie. Selon Valéria Faure-Muntian « Pour Vladimir Poutine, le coût de linvasion est considérable, celui de linaction est moindre. Au Donbass, en Transnistrie, en Géorgie, le président russe a affirmé sa volonté de créer des zones tampons avec lappui de la population locale. Il ny a pas de gouvernement ni de bases militaires russes en Transnistrie ou au Donbass. Vladimir Poutine n’envahit pas, sauf en Crimée, ou il sest appuyé sur la population locale. Linvasion ne peut être assumée. Malgré la faiblesse du gouvernement qui tirait à balles réelles sur les manifestants, le sud du pays lui était acquis, labsence d’armée et de matériel en face de ses troupes, il ne la pas fait en 2014. Pourtant, cest un opportuniste. »

Elle poursuit : « Attention à la diabolisation. Je ne suis ni anti-américaine, ni anti-russe mais pro-européenne. Nous navons pas dami, pas dennemi, que des partenaires. Nous devons traiter la Chine, la Russie, les Etats-Unis et la Turquie de la même manière. Attention à la manipulation de linformation qui passe par une exacerbation de l’émotion. » Un appel au calme, à l’image de la posture adoptée par les Ukrainiens, qui, même si le traumatisme de 2014 est réel, ont appris à vivre avec la présence de soldats russes à leur frontière. En témoigne Philippe Gélie, envoyé spécial du Figaro dans le Donbass : « Nul en Ukraine ne se risque à contredire frontalement les États-Unis : lorsqu’on est en froid avec le grand frère russe, il n’y a d’autre alternative que s’assurer le soutien américain. Mais de là à étayer l’alarmisme des Occidentaux, il y a un pas – qui paraît de plus en plus difficile à franchir à mesure qu’on s’approche de la ligne de front. »3

Le temps de lopportunité ?

L’opportunité dans cette crise semble claire, elle réside dans l’accroissement de l’autonomie stratégique européenne et des capacités de défense du continent, qui doit tirer les leçons de l’exclusion de l’UE des discussions entre Russes et Américains. La relance du format Normandie va en ce sens. Comme l’écrit Jérémy Shapiro, les crises migratoires et ukrainiennes ont divisé l’Est et l’Ouest de l’Europe.4

Le président de la république française doit garantir le maintien du dialogue sans renoncer à l’ordre sécuritaire établi – et donc au rôle de l’OTAN – ce qui pourrait lui permettre de relancer le débat sur l’autonomie stratégique européenne5. Il devra néanmoins rassurer les membres orientaux de l’UE. L’initiative d’une Enhanced Forward Presence en Roumanie, alimentée par des soldats français, fait figure d’espoir.

Cette crise fera t-elle office de réveil rendant hommage aux paroles de Jean Monnet, père fondateur de la communauté européenne : « Les hommes nacceptent les changements que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise » ? S’il appartient à l’avenir de nous livrer la réponse, cette crise aura au moins eu le mérite de rassembler et fédérer les Etats membres de UE, même les plus hésitants. Cela devrait apporter des éléments saillants au contenu de la Boussole stratégique européenne, qui devrait, sans surprise, consacrer un soutien plus fort en matière de sécurité et de défense, à ses partenaires orientaux…

1 https://twitter.com/BrunoTertrais/status/1488045711954522114

2 https://ecfr.eu/article/why-europe-has-no-say-in-the-russia-ukraine-crisis/

3 https://www.lefigaro.fr/international/dans-les-tranchees-de-l-est-de-l-ukraine-cette-offensive-qu-on-ne-voit-pas-venir-20220116

4 https://ecfr.eu/article/why-europe-has-no-say-in-the-russia-ukraine-crisis/

5 https://www.nytimes.com/2022/01/29/world/europe/macron-ukraine-russia-putin-nato-eu.html