Vers une infrastructure souveraine des communs numériques en Europe

Retrouver la souveraineté sur nos données est l’un des objectifs premiers de la Commission Von der Leyen. Alors que les Etats membres s’attachent depuis plusieurs années à cultiver leurs communs numériques, les instances européennes voudraient désormais créer une fondation qui poursuivraient ces objectifs à l’échelle communautaire.

Par Lola Breton

« Les communs numériques permettent le développement des données et des standards ouverts pour le partage des connaissances, le progrès démocratique et la croissance économique. » L’équipe de travail mandatée par la Commission européenne et le Conseil de l’Union européenne, alors présidé par la France, l’écrit ainsi dans un rapport rendu le 24 juin dernier. Cette notion de communs, théorisée à grande échelle par le prix Nobel d’économie Elinor Ostrom en 2009 applicable à l’environnement numérique, désigne donc des logiciels ouverts, dont les données ou les contenus sont libres et donc librement utilisables et modifiables par les utilisateurs et dont la gouvernance est assurée par la communauté entière. L’exemple le plus usité est celui du site Wikipédia, alimenté et modéré par les internautes eux-mêmes.

Les experts mandatés par la Commission ne faisaient pas leurs premières armes cette année. En 2017, déjà, alors que la présidence du conseil de l’UE était dévolue à l’Estonie, une première équipe sur les communs avaient été mise sur pied. La délégation estonienne avait alors fait promettre aux autres Etats membres de mettre en place du numérique, de l’inclusivité, de l’accessibilité et de l’interopérabilité par défaut dans leurs administrations publiques.

Retrouver de la souveraineté

Cinq ans plus tard, les Etats membres ont joué le jeu, même si tout n’est pas encore parfait. L’équipe de travail alerte tout de même, dans son rapport : « Pour fonctionner, la transition numérique européenne doit être accompagnée de plusieurs principes fondamentaux : numérique par défaut, sécurité et confidentialité, ouverture et transparence, interopérabilité et transnationalité, caractère user-friendly, data-driven et agile. Sur ce dernier point, la Commission encourage la co-création et préfère les solutions open source quand elles sont équivalentes en fonctionnalités, en coût et en cybersécurité. »

Organiser des infrastructures souveraines au niveau européens serait donc une manière d’essayer de contrer les grands groupes américains qui ont depuis longtemps fait fi de cette notion de communauté des et du bien numérique, même s’ils y contribuent aujourd’hui, notamment en étant membres de la Linux Foundation pour Google et Microsoft. La Commission européenne et ses Etats membres, engagent depuis 2019, notamment, de nombreux moyens pour lever le sentiment d’impunité qu’ont ces géants américains en Europe. Si cela passe surtout par l’imposition, l’Union voudrait mobiliser les forces dont les membres disposent nationalement pour créer une infrastructure de communs numériques souveraine.

Une stratégie à préciser

Mais pour cela, l’équipe de travail de la Commission européenne est catégorique : il va falloir fournir des efforts plus proactifs pour soutenir les projets de communs. Dans son rapport, elle donne quatre préconisations. Elle pousse les Etats à créer un guichet unique européen pour orienter les communautés vers les financements et les aides publiques adéquats à l’échelle communautaire. Car si des efforts immenses ont été faits ces dernières années aux niveaux nationaux, voire régionaux, de la part des communautés, les communs faillent souvent lorsqu’il s’agit de répondre à des défis transnationaux. Les experts ont noté que les acteurs actuels sont aujourd’hui largement perdus sur les financeurs et les structures susceptibles de les aider. Et pour cause ! On recense 160 FLOSS (free/libre/opensource software) dans le monde aujourd’hui dont 19 en Europe.

L’équipe de travail préconise également le « lancement d’un appel à projets pour déployer rapidement une aide financière aux communs les plus stratégiques ». Le rapport ne précise pas quels communs sont considérés comme stratégiques par la Commission. D’aucuns expliqueraient qu’il s’agit, en premier lieu, des logiciels les plus utilisés actuellement par les administrations et considérés comme fragiles, notamment si leur modèle économique n’est pas stable.

L’appel à projet pour ces communs dits stratégiques serait, dans l’idée des experts, coordonné par une « fondation européenne pour les communs numériques » créée de toutes pièces pour superviser le développement de ces derniers, en assurer la sécurité et la souveraineté et en rédiger les règles. « Sa gouvernance serait partagée entre les États, la Commission européenne et les communautés des communs numériques ». Toutes ces préconisations devraient pouvoir mener à la quatrième, à savoir la mise en place du principe « communs numériques par défaut » dans le développement des outils numériques des administrations publiques.

En réalité, les communs numériques européens ont dépassé le stade de la simple encyclopédie en ligne depuis longtemps. En 2018, les entreprises implantées en Europe ont investi autour d’un milliard d’euros dans les logiciels libres. L’impact positif sur l’économie européenne de ces investissements est estimé entre 65 et 95 milliards d’euros par l’équipe de travail mandatée par la Commission européenne sur les communs. Mieux encore, cette dernière estime qu’une augmentation de 10% des investissements entraînerait une hausse des 0,4 à 0,6% de PIB.

Des nations impliquées depuis longtemps sur les communs

Comme souvent sur le numérique, l’Estonie s’est très vite positionnée sur le sujet des communs. Le pays a créé, dès 2001, X-Road une plateforme d’échanges de données entre administrations publiques. « Les données sont stockées là où elles sont créées. Chaque administration gère ses propres données séparément et ces données ne sont pas dupliquées, explique le site de présentation de la plateforme. Mais les administrations ont parfois besoin d’accéder à des données en dehors de leurs zones de compétences pour fonctionner. Par exemple, le système d’assurance chômage a souvent besoin d’accéder aux données de l’assurance maladie. Les données doivent donc être facilement accessibles aux autorités autorisées à les utiliser. Leur intégrité doit être maintenue. Aucun tiers ne doit y accéder lorsqu’elles transitent. D’ailleurs, elles doivent rester confidentielles. » La plateforme en service depuis plus de vingt ans est désormais interopérable avec les systèmes d’autres pays, dont la Finlande.

L’Estonie a réussi à cocher la première case des pré-requis pour des communs numériques réellement soutenus par la force publique : l’incitation à l’utilisation de logiciels libres dans les administrations. C’est aussi le cas de la France, qui s’est positionnée sur ces sujets avant même les préconisations de l’équipe de travail. Le pôle d’expertise logiciels libres au sein de la direction interministérielle du numérique (DINUM) créé en novembre 2021, dispose d’un « plan d’action logiciels libres et communs numériques ». Depuis, ce pôle s’attache à « aborder par étape la notion de communs en s’attachant à renforcer la réutilisation des logiciels libres au sein des administrations ». C’est une étape importante, « avant même d’aborder le défi du co-financement de solutions logicielles », explique-t-on au sein de la DINUM.

Principe de réciprocité


Mais parce qu’il s’agit aussi de contribuer à des communs, comme le souligne l’Union Européenne, le pôle fait sa part : une promotion de six étudiants de CentraleSupélec a rejoint Etalab en septembre pour contribuer pendant six mois à des logiciels libres ; ou encore, dans le cadre de « l’accélérateur d’initiatives citoyennes », des communs numériques stratégiques comme InfoClimat et Vikidia seront soutenus, via des liens qui se forment progressivement avec l’administration.

Sur le plan national – et régional, d’ailleurs puisqu’elle travaille conjointement et de manière informelle avec l’Italie et l’Allemagne – la France est largement engagée sur le sujet des communs. Mais Judith Rochfeld, professeure en droit privé à la Sorbonne et chercheuse en droit du numérique et des données personnelles, définit dans ses travaux deux orientations politiques et législatives que les Etats peuvent, et doivent, prendre pour développer davantage ces communs. La chercheuse parle de partenariats public-commun, c’est-à-dire envisager des appels d’offres sur lesquels seraient considérées, en lieu et place d’entreprises privées, des infrastructures ouvertes, voire collaboratives. Elle évoque également la mise en place d’un principe de réciprocité dans la loi. En effet, il arrive fréquemment que des entreprises privées utilisent les ressources des communs. C’est le cas de Wikipédia qui alimente énormément le catalogue de résultats du moteur de recherche Google. Comment donc s’assurer que les grandes entreprises, qui produisent de la valeur, parfois en la tirant des communs, leur en redistribuent une partie ? Un point qui devra être abordé et pris en compte dans la mise en place de structures pérennes pensées pour gagner en souveraineté sur le numérique au niveau européen.